LE MARIAGE DE CÉSAR

Il y avait à Montmartre un bougnat vertueux qui s’appelait César. Il tenait boutique de vins et charbons à l’enseigne des Enfants du Massif. Les ménagères qui s’approvisionnaient chez lui vantaient la qualité de sa braisette, la probité de son vin rouge, et plus encore la modestie de ses propos et de son maintien ; si bien que le bruit courut de la virginité du bougnat. En général, on s’accordait à lui en faire un mérite, car il avait quarante-deux ans, et il était bel homme avec ses grandes moustaches noires. Seule de toute la rue, Mme Dupin, qui tenait un magasin de couronnes mortuaires en face des Enfants du Massif colportait de mauvais propos sur César, car son instinct : maternel l’avertissait qu’il était amoureux de sa fille Roseline, une enfant de vingt-quatre ans, gracieuse et bien distinguée, et qui était passée par des écoles.

Mme Dupin, enragée par le doux entêtement des amoureux, essayait de répandre la calomnie par tout le voisinage ; mais le bougnat n’était pas atteint dans sa réputation, et les médisances ne prévalaient pas contre la bonne odeur de ses vertus. Un matin, la mère surprit Roseline qui échangeait un sourire furtif avec César ; l’ayant giflée, elle traversa la rue et traita l’amoureux de suborneur, de paillasson et de malappris. Le bougnat répondit par des paroles de douceur et d’humilité ; par la suite, il n’eut même pas de rancune contre Mme Dupin, mais son cœur était triste, tandis qu’il débitait la braisette, le vin rouge et les apéritifs.

Dans la clientèle du bougnat, il y avait des créatures.

C’était forcé. Quand on est dans le commerce, on ne peut pas choisir son monde. Il arriva que plusieurs de ces créatures, agacées par la virginité de ce quadragénaire, ou peut-être même alléchées (il y a du monde qui a tant de vice dans la tête), formèrent le dessein de la lui ôter. C’était un projet diabolique, mais elles allaient éprouver que rien n’altérait la candeur du bougnat.

La première de ces créatures qui voulut essayer son pouvoir avait de grands yeux sombres où passaient des flammes de l’enfer. Elle arriva sur le coup de 11 heures du matin, car les créatures se lèvent tard à cause des nuits qu’elles passent dans les mauvais lieux. La démarche ondoyante, frôleuse, elle entra aux Enfants du Massif et soupira en s’approchant du zinc :

« Ah, monsieur César… si vous saviez, monsieur César… »

Le bougnat toucha sa casquette et répondit poliment. Il était toujours poli.

« Et qu’est-ce qu’il faut vous servir, mademoiselle Pinpin ? »

La créature se mit à respirer avec oppression, et découvrant très haut ses jambes, feignit de rattacher ses deux jarretelles. C’était honteux. Mais il arrive à peu près constamment que la modestie couvre les yeux des personnes convenables d’une taie épaisse, appelée familièrement « peau de saucisse ». Le bougnat regardait les cuisses de l’infâme et ne voyait rien d’autre que deux tuyaux de poêle, ce qui lui fit dire, un peu au hasard :

« Alors, comme ça, vous brûlez de l’anthracite ? »

La pécheresse, dans un murmure ardent, riposta qu’elle brûlait d’une flamme dévorante. Mais César n’entendait rien aux figures de rhétorique, ce qui prouve bien qu’il était foncièrement vertueux.

« Je ne tiens pas cet article-là. Vous comprenez, on ne peut pas tout avoir en magasin, il faudrait penser à me faire une commande à l’avance… »

Le lendemain il fut encore tenté par une autre créature de ses clientes. C’était une grande fille à la chevelure blond pervers, et qui avait une façon indécente de rire dans le nez des hommes. Elle avait guigné le moment favorable où le patron serait seul aux Enfants du Massif. Sous prétexte de se chercher des puces, elle mit sa poitrine à l’air en éclatant de ce rire détestable qui avait déjà fait tant de mal dans les ménages unis.

« Alors, monsieur César, comment les trouvez-vous ?

— Comment je trouve les puces ? Je me mouille le doigt, je les attends au deuxième rebond, et pan ! »

Les sourcils froncés, il surveillait les deux seins nus, et bien sûr s’il y avait aperçu une puce, il n’eût pas manqué de mouiller son doigt et de l’écraser au deuxième rebond, en toute innocence. Mais, naturellement, il n’y avait pas de puce, on l’a déjà deviné. Et la fille fut bien obligée de renfermer sa poitrine, et de convenir qu’elle n’aurait pas si facilement raison de la chasteté du bougnat.

Dès lors, chaque jour et à chaque instant du jour, César eut à repousser les assauts des vilaines femmes, qui ressentaient comme un défi à leur triste condition cette constance infaillible dans les voies de la perfection. Une fois même, il arriva qu’une de ces malheureuses, en entrant aux Enfants du Massif oublia son abominable dessein et respira avec émotion l’atmosphère d’humilité qui flottait parmi les relents de gros rouge et de mandarin1 ; comme le bougnat faisait un geste d’accueil, la créature se trouva dédamnée2 tout d’un coup ; renonçant au champagne et aux crèmes de beauté, elle trouva du travail chez une blanchisseuse de fin où elle se fit remarquer par sa bonne tenue et son assiduité.

Cependant, les filles de mauvaise vie devenaient, par le nombre, le meilleur de la clientèle des Enfants du Massif. En trois semaines, César eut écoulé plus de vin rouge et d’apéritifs que n’en consommaient ses clients habituels dans une année entière. Insensible aux poitrines, aux œillades et aux paroles menteuses qui assiégeaient son zinc, il servait les consommations et rendait la monnaie dans un nuage de poudre de riz, tout en rêvant à la jeune fille accomplie qui attendait l’heure nuptiale au milieu de sa clientèle d’affligés, là-bas, derrière la belle vitrine toute chatoyante des feuillages de perles et des pensées de métal colorié.

Mme Dupin triomphait : il arrivait ce qui devait arriver ; le bougnat était en train de perdre toute une clientèle. Quelle femme à la tête solide et au cœur bien placé oserait envoyer un fils ou un mari chercher un sac de braisette au milieu de ces créatures de perdition ? Il était à parier qu’avant quinze jours, César ne vendrait plus une miette de charbon. Plus une miette. Le caprice de ces filles qu’il avait accueillies – on savait trop pourquoi – le mettrait sur la paille, car un autre caprice les ferait déserter la boutique du jour au lendemain. Ainsi sont les filles de mauvaises mœurs, tout en caprices.

Roseline s’affligeait des propos que sa mère ne manquait pas de lui tenir en tête à tête. D’abord elle objecta à Mme Dupin qu’un commerçant n’était pas libre de choisir sa clientèle.

« Les mauvaises femmes meurent comme les autres, maman, et je suis sûre que tu ne refuserais pas de faire la vente d’une couronne pour l’une de ces malheureuses. »

Mme Dupin répondait qu’elle s’était toujours inclinée devant la mort, mais que les filles de noce n’auraient jamais besoin de ses offices, car elles finissent toutes à l’hôpital et à la fosse commune.

À la fin, lassée par tant d’obstination et de méchanceté, Roseline n’opposait plus à sa mère qu’un silence mélancolique.

La réputation des Enfants du Massif se répandit sur le boulevard de Clichy et dans tout le voisinage de la place Pigalle. Les filles en station aux terrasses des cafés annonçaient la nouvelle qu’il existait, à mi-flanc de la Butte, un bougnat aux yeux couleur d’aurore, à la longue moustache fière, et dont la virginité défiait la hardiesse et l’habileté des plus belles. On disait aussi qu’un seul de ses regards suffisait à donner la chance, ou à dissiper la mélancolie des personnes qui étaient dans le malheur.

Le noyau des ferventes de la première heure fut bientôt confondu dans la foule des nouvelles clientes qui se pressaient si nombreuses que César, n’arrivant pas à servir tout le monde, prit une servante pour l’aider. Puis la nécessité s’imposa d’abattre la cloison qui séparait la boutique de l’arrière-boutique. Pour compenser d’aussi lourdes charges, le bougnat fut obligé d’augmenter le tarif des consommations, dans le rapport du simple au triple. Enfin, au lieu de fermer sa porte à 9 heures du soir comme autrefois, il accueillit sa clientèle jusqu’à minuit.

L’assiduité de ce troupeau de filles perdues aurait pu, dans cette rue paisible, devenir un péril redoutable aux épouses et aux mères de famille, car les hommes ne sont pas toujours raisonnables. Heureusement, Mme Dupin comprit où était son devoir. Dans son magasin, chez les voisines, ou sur le marché de la rue Lepic, elle alertait les honnêtes femmes et les mettait en garde contre le danger permanent qui menaçait leur tranquillité.

« Surtout, disait-elle, ne laissez pas sortir votre mari le soir, ni vos fils. Ils disent qu’ils vont jouer à la manille avec des camarades, et ils s’en vont chez le bougnat jusqu’à des minuit passé. Et une fois qu’ils sont entrés là-dedans, c’est le commencement du malheur, je vous dis. »

Les avertissements de Mme Dupin eurent un résultat salutaire. Les époux du voisinage furent étroitement surveillés et interdits de sortir le soir. Il y en eut un grand nombre qui apprirent à faire de la tapisserie ou de la dentelle au crochet. On peut même affirmer que la plupart prirent une conscience meilleure de leurs devoirs d’époux. C’était un plaisir de les voir qui cherchaient à se rendre utiles dans leur ménage. Cela seul devait prouver plus tard que l’œuvre du bougnat était bonne.

Dans les cafés et les boîtes de nuit de Montmartre, on ne parlait que d’aller ou d’être allé « chez César ». Entre minuit et 4 heures, il y avait toujours une double file de voitures immobilisées sous les fenêtres de Mme Dupin.

Pour satisfaire sa clientèle, César avait dû se résigner à acheter la crémerie voisine, à sa gauche, puis la boutique du photographe à sa droite. Il abattit les cloisons mitoyennes, décora les murs avec des guirlandes de papier et rendit obligatoire la consommation du champagne afin de sélectionner sa clientèle. Pour une centaine de francs, les amateurs pouvaient ainsi danser au son d’un orgue de Barbarie dont chacun considérait l’idée comme une trouvaille très originale. Le zinc primitif des Enfants du Massif avait disparu pour faire place à un bar américain au long duquel s’alignaient de hauts tabourets. Avaient disparu également les rayonnages où s’entassaient jadis les sacs de braisette.

Au milieu de ces transformations, César demeurait vierge. À vrai dire, il y avait moins de mérite que par le passé. Les soucis de son entreprise suffisaient à le garder de toute espèce de tentation, et sa virginité avait résisté à tant d’épreuves que les créatures s’étaient résignées à cesser leurs assauts. D’ailleurs, les habituées du bar avaient fini par découvrir les touchantes amours de César et de Roseline qui continuaient à échanger de muettes promesses d’un côté à l’autre de la rue. Attendries par cette constance, elles formaient des vœux pour que la Providence favorisât l’union de ces deux âmes si méritantes.

C’était à qui se souviendrait d’un parent défunt, d’un ami en péril de mort, pour saisir l’occasion d’acheter une couronne ou un vase funéraire. Le sentiment familial se réveillait peu à peu dans ces âmes obscurcies par le vice, et même le sentiment de la charité, car elles se mirent à surveiller leurs amies en traitement à l’hôpital, afin de pouvoir leur apporter, au moment des adieux suprêmes, le viatique d’un bouquet d’immortelles en aluminium.

Mme Dupin les accueillait avec bonté, en songeant que ces malheureuses étaient plus à plaindre qu’à blâmer ; et si elle leur faisait payer le prix fort, c’était dans la pieuse pensée que le denier à la vertu ainsi prélevé serait autant de moins qu’elles dépenseraient à de vaines frivolités.

Un soir que Roseline, sous la lampe familiale, travaillait à raccommoder ses bas, tout en rêvant qu’elle reprisait les chaussettes d’un époux, Mme Dupin acheva de compter ses couverts d’argent dans le buffet de la salle à manger, et se prit à rêver tout haut :

« Ce monsieur César, dit-elle, c’est quand même un travailleur. Je suis sûre qu’il gagne de l’argent… »

Elle prononça ces paroles avec un accent de bienveillance qui toucha le cœur de Roseline.

« Il faut bien qu’il ait gagné de l’argent, puisqu’il vient d’acheter la maison des Enfants du Massif »

Mme Dupin demeura un moment silencieuse, puis elle murmura :

« Je voudrais bien savoir quel prix il l’a payée. Il est certain que ce n’est pas une très belle maison.

— Une maison de trois étages, tout de même, repartit Roseline avec vivacité. À deux appartements par étage, c’est un revenu d’au moins vingt-quatre mille francs. »

Mme Dupin vint s’asseoir en face de sa fille, qui avait suspendu son travail de raccommodage.

« Roseline, dit-elle d’une voix grave et tendre, quand ton pauvre papa est mort, tu venais d’avoir huit ans le 17 mars. Mon cher Félicien, je le vois encore dans sa chemise de nuit bordée d’un petit filet mauve. Il était maigre, avec une pauvre tête grosse comme le poing. Il n’avait jamais été fort de la tête ; les chapeliers en étaient toujours surpris. Mais il était beau tout de même. Et il a gardé sa connaissance jusqu’au bout. »

Mme Dupin essuya une larme. Roseline en essuya une autre.

« Une heure avant de mourir, il me disait encore en parlant de toi : “Tout ce que je te demande, c’est qu’elle ait de l’instruction, et qu’elle épouse un garçon travailleur.” » Le souvenir du cher disparu plana un instant sur la salle à manger d’acajou, et après un silence recueilli, Mme Dupin prit la main de sa fille entre les siennes :

« Roseline, je t’ai fait donner de l’instruction, mais je n’ai encore accompli qu’une partie de ma tâche. Il me reste à choisir le garçon travailleur qui saura te rendre heureuse. Depuis le premier jour où M. César s’est installé dans la rue, j’ai cru deviner qu’il avait un sentiment pour toi. Mais je n’ai pas voulu paraître l’encourager d’abord, car mon devoir de mère m’obligeait à prendre des garanties. On ne voit pas toujours du premier coup si l’on a affaire à un garçon capable… »

Mme Dupin sourit malicieusement et ajouta : « Je ne savais pas non plus si tu l’aimerais un jour ? » Les roses de la pudeur fleurirent sur les joues de Roseline. Trop émue pour prononcer l’aveu, elle se jeta au cou de sa mère en pleurant des larmes de joie et de reconnaissance.

Pourtant, Mme Dupin ne chercha pas à précipiter le dénouement. D’abord elle en était empêchée par des raisons de dignité. D’autre part, Mme Dupin ne voulait pas s’engager à la légère ; certes, elle ne doutait pas que César eût déjà beaucoup d’argent, mais elle savait combien l’existence des Enfants du Massif dépendait des caprices de la mode, comme toutes les boîtes de cette espèce. Il se pouvait que la saison prochaine, la vogue se perdît de venir danser chez César, au son de l’orgue de Barbarie. Sans doute, il resterait l’hôtel nouvellement aménagé, mais, la clientèle du bar une fois dispersée, il perdrait les trois quarts de sa valeur… Mieux valait réserver sa décision pendant quelques mois encore, puisque l’on pouvait compter sur la fidélité du prétendant.

Un soir d’été que Roseline fermait le magasin, un vieux monsieur ivre sortit des Enfants du Massif et se fit écraser par un camion automobile. Roseline poussa un cri d’horreur que César entendit depuis son comptoir. Il traversa la rue avec précipitation, et soutint dans ses bras la jeune fille prête à s’évanouir. Mme Dupin sortit à son tour, tapa dans les mains de sa fille et remercia César de son empressement.

« Maman, murmurait Roseline, c’est affreux… Oh ! c’est affreux… »

Cependant elle souriait tendrement à son sauveur. César jeta un coup d’œil sur les débris du vieux monsieur que les agents disputaient à la foule, et dit avec une sensibilité qui était surtout dans l’intonation de sa belle voix grave :

« C’était un bon client. Il vous dépensait un billet par semaine comme rien, soit au bar, soit à l’hôtel. D’habitude il venait toujours avec son gendre. Un bon client aussi, son gendre… J’espère qu’il me restera, lui. »

Le lendemain César pénétrait pour la première fois dans le magasin de Mme Dupin, pour choisir une couronne.

« C’est à cause du gendre, expliqua-t-il, je voudrais lui montrer qu’on sait être délicat dans la limonade aussi bien qu’ailleurs. »

Roseline composa aussitôt un très joli bouquet de fleurs en fer-blanc. Elle le fit avec tant d’habileté, de grâce mutine, que César ne put retenir l’aveu de son amour.

« Madame Dupin », dit-il avec fermeté (car il avait sa conscience pour lui), « madame Dupin, j’aime Mlle Roseline depuis deux ans, et je suis un honnête homme. »

La glace était rompue. Mme Dupin versa un pleur en regardant sa chère petite qui, rougissante, nouait un ruban de crêpe autour de son bouquet ; puis elle demanda :

« L’un dans l’autre, monsieur César, qu’est-ce que votre affaire peut vous rapporter ? »

César répondit fièrement, et l’on devinait qu’il était sincère :

« J’ai payé pour quinze mille francs d’impôts cette année, et je suis loin d’avoir déclaré tout mon revenu. Pour vous donner un exemple, tenez : Quand une femme a rencontré un particulier dans ma maison et qu’ils ont réussi à s’entendre, c’est l’habitude qu’elle me fasse un petit cadeau en argent. Vous pensez bien que je ne vais pas en parler au fisc. Ni vu ni connu, pas vrai ?

— Bien entendu, monsieur César. Ce n’est pas moi qui vais vous donner tort, ni Roseline.

— Je ne voudrais pas avoir l’air de me vanter, reprit César, mais vous voyez que je gagne bien ma vie.

— Je ne dis pas le contraire, monsieur César, mais quand on a comme moi la responsabilité de marier une fille élevée dans les bons principes, on est obligé de s’assurer de l’avenir. Roseline n’a jamais manqué de rien ici ; je ne voudrais pas qu’elle puisse me reprocher un jour d’avoir été imprudente.

— Je vous répète que je gagne bien ma vie.

— Et je vous crois, monsieur César. Mais voyez-vous, dans notre genre de commerce, on est habitué à pouvoir compter sur la clientèle. Quoi qu’il arrive, il mourra toujours du monde dans le quartier, vous me comprenez ? »

César commençait à comprendre. Les paroles de Mme Dupin précisaient une inquiétude qui l’avait déjà vaguement tourmenté ; depuis quelque temps, il observait en effet un léger fléchissement de la consommation du champagne. La renommée des Enfants du Massif avait d’ailleurs suscité dans le voisinage plusieurs bars où l’on dansait également au son de l’orgue de Barbarie, et qui commençaient à lui faire du tort.

« Enfin, poursuivit Mme Dupin, il n’est pas douteux que le succès de votre entreprise doit beaucoup à votre réputation d’homme vierge, et si vous épousiez Roseline, il vous serait difficile de vous prévaloir…

— Bien sûr ! » approuva César avec une impétuosité dont Roseline se sentit toute frémissante.

César fit de fréquentes visites au magasin d’accessoires mortuaires. Il était toujours bien accueilli, mais il se sentait enclin à douter de l’avenir. Roseline elle-même, cédait parfois au même découragement ; le soir lorsqu’elle se retirait dans sa chambrette, il lui arrivait de verser des larmes bien cruelles. Mais c’était là de courts moments de défaillance. Le lendemain matin, elle se reprenait à espérer d’un cœur plus fort.

César était de plus en plus préoccupé par la difficulté des affaires. Les filles et les fêtards avaient épuisé le plaisir de danser au son de l’orgue de Barbarie. Comme tout le monde, César dut se résigner à faire les frais d’un saxophone et d’un banjo. Malgré ces sacrifices, la vogue des Enfants du Massif allait chaque jour déclinant. Lorsque la saison d’été arriva, l’orchestre ne jouait plus que pour une demi-douzaine de couples, et l’hôtel en était réduit à louer ses chambres à la semaine ou à la journée, comme un simple hôtel” de voyageurs. Les frais généraux absorbaient presque le total des recettes.

« Madame Dupin, disait-il, c’est vous qui aviez raison, et vos avertissements n’auront pas été inutiles. Ce qu’il faut dans la vie, c’est avoir une position solide. Un bar comme le mien dans une rue écartée, ce n’est pas sérieux, même avec un hôtel au-dessus. Et puis, ce n’est pas dans mon tempérament d’assassiner du monde à coups de cocktails. Question de boire, je ne suis pas ennemi de boire, mais je dis et j’estime qu’il y a des limites. »

Durant toute la saison d’Américains, César s’absenta fréquemment au milieu de la journée, et entretint une correspondance mystérieuse. Des hommes qui portaient le chapeau melon sur l’oreille venaient lui rendre visite dans la matinée. Un jour, un écriteau annonça la fermeture du bar.

Cependant, Roseline et César profitaient des moindres absences de Mme Dupin pour échanger de longues confidences. De ces entretiens, Roseline sortait un peu exaltée, et sa joie illuminait les vitrines de couronnes d’une flamme tendre et juvénile. Les mauvais jours attristés par le doute semblaient enfuis.

Un soir qu’elle dînait en face de sa mère, Roseline paraissait plus agitée qu’à son habitude. Tour à tour rougissante et pâlissante, elle riait nerveusement, et il ne fallait rien de moins que cette réserve pudique où une bonne éducation l’avait accoutumée pour qu’elle dominât son émoi. Le repas terminé, elle offrit son bras à sa mère et la conduisit jusqu’à la fenêtre qu’elle ouvrit toute grande.

La nuit était tombée ; une brise caressante courait au flanc de la Butte, et l’on entendait les flonflons de la place du Tertre, Mme Dupin poussa un faible cri : de l’autre côté de la rue, l’enseigne dorée des Enfants du Massif avait disparu, les volets étaient clos, et, au-dessus du bar, un numéro lumineux flamboyait doucement à côté d’une lanterne de couleur.

« Ma chérie, murmura Mme Dupin, ma chérie…

— César a voulu te faire la surprise, maman. On a posé la lanterne après la fermeture du magasin. »

Il y eut une minute de silence poignant. Mme Dupin se sentait défaillir d’émotion, et, les yeux humides, ne se lassait pas de regarder la lanterne :

« Si ton pauvre papa était là, comme il serait heureux, lui aussi ! »

 

 

Levées de bonne heure, toutes les anciennes clientes des Enfants du Massif faisaient la haie devant la porte de l’église pour féliciter les nouveaux époux.

Lorsqu’elles aperçurent le couple radieux qui sortait de l’église, ce fut un long murmure d’admiration, qui n’allait pas sans mélancolie, car beaucoup de ces malheureuses, faisant un triste retour sur la misère de leur condition, ne pouvaient s’empêcher de réfléchir que le vrai bonheur ne s’acquiert ici-bas qu’au prix d’une bonne conduite.

Cependant, la noce remontait en voiture, et s’arrêtait bientôt devant le magasin de couronnes mortuaires, que Mme Dupin avait fermé pour la circonstance. À leur descente de voiture, les époux furent salués par des cris d’allégresse, qui semblaient venir de l’autre côté de la rue : les pensionnaires du numéro 27, par une touchante inspiration, témoignaient leur confiance dans les destinées de la maison et souhaitaient la bienvenue à travers les lamelles des persiennes closes.

« Vive la patronne ! Vive Mme Roseline ! Vive la patronne ! »

Après un bon déjeuner servi dans la salle à manger de Mme Dupin, César et Roseline traversèrent la rue pour se rendre à leur domicile. Quoiqu’il fût à peine 3 heures après midi, ils eurent la bonne surprise de trouver quatre clients dans le salon. Favorable présage !

Un an après son mariage, Roseline mit au monde un beau garçon que l’on appela Félicien, du nom de son grand-père. Nous renonçons à décrire la joie de cette famille unie et laborieuse, nous nous contenterons d’ajouter que Félicien fit honneur à ses parents, en passant brillamment de nombreux examens.